Le cri [ Fleo Sanay en priorité]

Travailler dans l'art... Voilà qui faisait rêver. Enfin pas tout le monde. En ce qui la concernait, Theo n'avait jamais connu que quelques peintres, tous devenus célèbres mais après leur mort... C'est bien de passer à la postérité, de devenir célèbre et tout et tout. Mais à quoi bon si pendant notre courte vie, on ne peut pas en profiter? Bref.
La vampire était là pour remettre ses nouveaux papiers à son "cousin", Alessandro Vittore, qui était en ville depuis peu. En arrivant, sans prendre le temps de jeter un oeil aux peintures, elle alla directement au bureau du propriétaire. Des agent de sécurité l'empêchèrent de passer. Elle tenta de leur expliquer qu'elle connaissait Alessandro, qu'il fallait qu'elle lui remette des papiers importants. Les gorilles ne voulurent rien savoir et fûrent à la limite de la chasser de la galerie. Elle finit par se montrer docile et, ravalant sa colère, décida de faire le tour, histoire de ne pas être venue pour rien.
Lasse, elle finit par s'assoir sur un des bancs dont la galerie était munie, et se perdit dans l'observation du Cri, de Munch. Elle s'étonnait qu'une galerie comme celle-ci puisse renfermer un tableau aussi célèbre mais admettons.
Theo soupira. Elle mit son menton dans ses mains, les coudes sur ses genoux. C'était une position inconfortable qui lui faisait mal au dos. Il fallait qu'elle contacte Alessandro mais comment? Si elle donnait ces papiers à sa soeur...? Non, tout le monde savait qu'ils essayaient de se retrouver dans la même pièce le moins possible. Alors comment..?
La secrétaire était exaspérée. Décidément, rien ne pouvait donc jamais être simple dans la vie... Et puis que son cousin aille au diable avec ses papiers! Elle lui avait dit qu'elle passerait, il aurait dû être là, et dire à ses gorilles qu'elle passerait!
Theodora se releva et poursuivit sa visite. C'était joli ici, bien tenu. Il y avait beeaucoup d'oeuvres célèbres, c'était incroyable. Il faudrait prendre garde aux voleurs.
La jeune vampire finit par s'arrêter net. Ce tableau était immonde... Un tableau de Goya. Chronos devorant ses enfants. Même si c'était l'oeuvre qui lui soulevait le plus le coeur au monde, Theo était comme hypnotisée, elle ne pouvait en détacher ses yeux. Elle aurait voulu pouvoir passer son chemin, mais c'était plus fort qu'elle. Ses yeux restaient braqués sur l'oeuvre de Goya, comme s'ils pourraient la modifier, rien que par l'insistance de son regard.

L'art ... une des plus belles créations de l'univers, de l'homme.

La peinture, représentation de la réalité, de la vision de la réalité par un artiste. Chaque oeuvre est tellement différente d'une autre que chaque tableau est un univers en tant que tel.

Sanay venait de redécouvrir ce qu'était l'art, une inspiration à la vie, au bonheur autant qu'à la mort, la souffrance, et le malheur.

Il se promenait tranquillement dans la galerie qu'il avait repéré il y a peu. Des tableaux, des sculptures, de belles gens se promenait ici. Il ne se sentait pas dans son univers, ici parmi les autres alors que lui même était vétu de guenilles que sa cape cachait.

En avançant, une main sur le fourreau de son sabre, l'autre tenant son précieux livre, il aperçu au loin une oeuvre affreuse et magnifique. La qualité de la peinture était telle que l'on pouvait sentir le mouvement dans l'oeuvre ainsi que la souffrance et le pouvoir de l'être qui était représenté.

Il s'approcha lentement de la femme qui semblait aspirée par ce tableau, elle avait quitté notre univers pour se retrouver dans l'oeuvre.

En dessus du tableau : "Saturn Devouring One of His Children" by Francisco de Goya y Lucientes

"La cruauté est donc présente partout dans l'univers ?"

La question sortie de la bouche de Sanay Fleo sans contrôle. La femme semblait tellement attirée et repugnée, et Sanay tellement intrigué par cette oeuvre, que ses pensées avaient besoin d'ètre partagé avec quelqu'un.

La question avait cassé le silence religieux de cette longue perdition dans l'univers de Goya. Mais avait-elle entendu ? Peut-être, repondra t'elle ? Aucune idée.

[Désolée pour le temps de réponse]

Theo essayait de s'arracher à sa fascination pour cette oeuvre qui la répugnait pourtant lorsque des paroles firent intrusion dans ses oreilles. Le temps que le son atteigne son cerveau et forme un message cohérent fut plus long que de coutume, de part la brume qui l'enveloppait. Mais lorsque tous ces bruits se mirent en place pour reconstituer le message de Fleo, Theo se ressaisit. Une pensée philosophique, absolument pas décalée dans un milieu comme celui-ci.

"Partout oui. Mais après, tout dépend de ce que vous appelez cruauté."

Encore une fois, c'était sujet à controverse. Ici Cronos dévorant ses enfants n'était rien d'autre qu'une métaphore. Le temps qui passe, Chronos, et ses enfants, les secondes, il les avale. Cependant, le tableau de Goya était particulièrement affreux dans le sens de la moral.

"Pour vous, un animal qui dévore son petit à la naissance parce qu'il est difforme est-il une cruauté?"

Pour Théo, c'était triste, mais ça n'en était pas une. C'était la vie, un point c'est tout. La sélection naturelle, comme aurait dit quelque théoricien éclairé pour certains, fou pour d'autres. Ce qui était surprenant, c'est que les humains, si supérieurs soient-ils, allaient à l'encontre de cette dite sélection, et l'aidant outre mesure. Contraste étonnant, peut-être amusant, mais réel.

"Pour vous, un animal qui dévore son petit à la naissance parce qu'il est difforme est-il une cruauté?"
Cette phrase, cette question ... La difformité à la naissance, Sanay est un hybride, est-il difforme ? Aurait-il dû mourir à la naissance ?
Ces questions résonnaient dans sa tête, un bruit tellement intense qu'il en devenait insupportable de les entendre. Comment devait-il répondre ? Était-ce une agression ? Probablement pas. Cependant, la difformité est une forme d'évolution aussi infime soit-elle.

"L'évolution est une suite de difformité, sans elle, nous ne serions encore que des amibes, l'animal est comme l'homme ou plutôt l'homme est comme l'animal, les différences lui font peur."

L'œuvre de Goya était parfaite pour cette situation, aussi magnifique pour le message porté que terrible pour les vérités qu'elle révélait. Le temps, un axe irréversible qui nous porte tous vers le futur, vers les changements. C'est la vie, tout change.
La question de l'évolution et celle de l'avancée du temps sont liées d'une certaine manière. Si l'on empêche l'évolution, on bloque le temps, mais ceci est impossible. L'homme cherche à faire quelque chose qu'il ne peut pas.

"L'animal ne mange son petit que si la difformité peut porter une grave atteinte à sa vie ou à la survie de son espèce. Ceci est acceptable, cruel mais acceptable."

La voix de Sanay commençait à devenir fébrile tout en mesurant la portée de chaque mots avec précision afin de bien se faire comprendre.

"Mais l'homme qui a une conscience ou tout être doté de la même chose devrait savoir que l'évolution est une chose naturelle. Mais comme il a peur de sentir inférieur ou de se faire dominer, il essaie de détruire cette évolution, ainsi que les êtres sujets à celle-ci. Et là oui, l'être intelligent qui essaie de 'manger' ou détruire sa progéniture, fait preuve d'une cruauté et d'un égoïsme sans nom et tout cela à cause de la crainte d'être inférieur."

L'hybride qui était en lui commençait à faire sentir sa présence. La difformité, l'évolution... Où était la limite qui séparer ces deux concepts? Il se sentait concerné par ce problème. La question lui brulait les lèvres, son instinct le suppliait de ne pas la poser mais son cœur fût plus rapide et plus fort :

"Et vous qu'en pensez-vous, si l'on ramène le sujet aux hybrides ?"

La plume accrochée à la poignée de son sabre caressait la paume de sa main qui se dirigeait instinctivement vers le fourreau de son sabre. Peur ? Peut-être mais dans le monde où nous vivons actuellement, la sécurité est de mise, surtout pour un hybride.

Theo se tourna vers son interlocuteur pour lui porter un intérêt poli. Elle devina qu'il s'agissait, à sa façon de réagir si promptement, d'un hybride. Car il était évident qu'il se sentait concerné, et avait vu dans son propos des allusions qui n'y étaient pas, par vécu. Elle sourit.

"L'évolution est quelque chose de lent, et souvent d'invisible à l'oeil nu selon moi. Ma question portait aux difformités physiques. Par exemple, une espèce de bosse immonde qu'on pourrait avoir à ce niveau ci..."

Elle porta la main à son front, et fit un arc de cercle au niveau de son arcade

"Ca serait viable bien sûr, mais immonde et contre nature. Je parlais de ce genre de difformité. Mais puisque vous en parlez, je pense qu'il faut attendre et voir ce que cela donnera. On ne pourra se prononcer que sur le long terme. Leur arrivée est bien trop récente pour que, personnellement, je puisse me faire un jugement d'eux. N'en ayant jamais rencontré, il m'est encore plus difficile de me prononcer sur la question."

Elle eut pour Fléo un sourire poli le temps d'une petite pause et reprit.

"J'aimerai rebondir sur ce que vous avez dit un peu plus tôt. L'homme est bien un animal, l'élément le différenciant est bien sûr son aptitude à choisir de ne pas respecter l'instinct. Les animaux, autre que l'homme, n'ont pas la notion d'égoïsme. C'est un vice très humain. En ce qui me concerne, je ne trouve pas ça cruel. Je pense que l'animal, lorsqu'il mange son petit difforme, va dans le sens de sa nature et préserve ainsi une créature innocente d'une existance malheureuse, faite de rejets et de discriminations. Parce que si les animaux ont le sens de survie, et non d'égoïsme, les discriminations par contre sont bien réelles dans leur société. Les mâles ont toujours les meilleurs morceaux par exemple, ils mangent en premier alors que ce sont les lionnes qui chassent. Et chez les loups, les loups blancs ou noirs se font exclure de la meute."

Aucune trace de menace de la part de Theo, aucune trace de peur non plus. Pas hautaine pour un sou, elle prêtait à Fleo un intérêt poli, intrigué, pas comme celui qui observe une souris cela dit, plutôt comme celui qui vient de remarquer qu'il avait une pièce inconnue dans son porte-monnaie.

La main de Sanay tenait maintenant sa plume. Il pouvait voir et sentir que Théodora n'avait aucune agressivité et que cette discussion n'était qu'une discussion sur un sujet où leurs idées s'entrecoupaient.
Aucun malentendu, la même façon de pensée, intéressant ... Nous nous trouvions devant un tableau de Goya qui avait réveillé en Sanay un sentiment de rejet. Cependant, la discussion s'était un peu déroutée de son origine.
Il avait eu une réponse convenable par rapport à sa question.

"Il est vrai que les animaux font cela, mais n'étions nous pas identiques auparavant ? Même actuellement, les maîtres, rois et toutes personnes supérieures, hiérarchiquement parlant, ne jouissent-elle pas d'avantages et d'une qualité de vie supérieure à la plupart du peuple ?
Quant aux loups, Thomas Hobbes dit 'L'homme est un loup pour l'homme' en parlant de politique. Ceci rejoint exactement votre raisonnement, au final on élimine les différences afin de conserver la race ..."

Sanay fît quelques pas sur le côté afin de se retrouver devant une autre œuvre de Goya :
"Tres de Mayo"
Comme si l'œuvre de Goya suivait le fil de la discussion. Cette nouvelle représentation de la stupidité humaine faisait rager Sanay intérieurement.
D'un côté un peuple se battant pour sa survie, d'un autre, une bande de soldat répondant au ordre d'un despote qui n'av qu'un souhait : la conquête des royaumes et la suppression des autres peuples. Pourquoi ?
Pourquoi autant de morts pour une histoire de pouvoir ?
L'égoïsme encore et toujours.
La discussion avec Théo intéressait Sanay, elle semblait suivre suivre ses idées, mais une chose restait dans son esprit. Les loups, comprenait-elle les lycans comme des loups ? Il ne connaissait que très peu ce monde, le comportement des lycans, celui des vampires et se demandait où se trouvait les hybrides dans tout cela.
La mise à mort à cause de tout un peuple à cause de la volonté d'une personne. Tout ceci à cause de la différence et de la supériorité en nombre d'une race par rapport à l'autre. Pourquoi ne pas conserver un monde de différence ? C'est bien cela qui fait la beauté de la vie et qui fait que chacun se sent vivant. Si tout le monde était pareil, à quoi cela servirait de vivre. De toute manière chacun d'entre nous serait capable de la même chose que son prochain.
Stupidité, égoïsme, peur des différences ... ! Voila les mots qui régissent notre monde.

"... Les vampires, les lycans et maintenant les hybrides, allons-nous continuer de suivre le principe animal où peut-être un jour allons-nous pouvoir user de notre intelligence afin d'avoir un monde de paix ?"

Ce monde utopique de paix, Sanay savait que c'était impossible mais le sujet méritait d'être soulevé.

"Au final, nous sommes pire que les animaux, car nous avons la capacité de faire la différence mais nous passons à côté."

Sanay se tourna vers Théodora, la fixant droit dans les yeux, lâcha sa plume pour mettre ses mains dans ses poches. Et posa sa question sur un ton froid mais intéressé par la réponse.
"Pensez-vous que cette stupide guerre pourra un jour s'arrêter ?"

Sentant la discussion s'altérer et allant tout droit dans un mur éthique et ethnique qui avait ravager des siècles entiers de l'histoire, Sanay décida de tourner les talons avant même d'entendre la réponse de Théodora. De toute manière, quelle réponse aurait pût-elle donner ? Celle que les choses sont faites ici ?

Aucun intérêt !

Sanay reparti donc, comme il était venu, ni plus ni moins. La galerie d'art n'était qu'un récit des erreurs commises autrefois. Et qui se répétaient sans arrêt, une histoire de fierté et d'égoïsme, de lâcheté et d'envie qui mènent le monde à sa destruction.

Peut-être notre route se croisera une nouvelle fois Miss Théodora, peut-être pourront, un jour, continuer cette discussion. Peut-être ...

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